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ChroniquesPublié le 21 novembre 2023

Soutenir le pouvoir d'agir, une nécessité ? Julie Lassalle Chronique du 21 novembre

Chercheuse et consultante en sciences cognitives et psycho-ergonomie et fondatrice d’ECHO. J’accompagne les entreprises dans leurs transformations du travail pour l’adapter aux humains et dans les démarches de co-construction pour un travail durable et désirable (engagement, motivation, sens au travail).

Le pouvoir d'agir, c'est quoi exactement?

Le concept du pouvoir d’agir est relativement récent dans le champ de la psychologie du travail et de l’ergonomie. Il existe aujourd’hui plusieurs définitions qui cohabitent et des frontières floues avec le concept nord-américain d’«empowerment » dont on entend régulièrement parler. C’est une notion complexe qui reste encore à stabiliser. Toutefois, le pouvoir d’agir renvoie globalement aux possibilités d’action de l’individu dans son milieu professionnel habituel pour décider des orientations et du contenu de son travail, pour agir sur l’organisation de sa propre activité et pour aboutir à un travail satisfaisant, de qualité, qui fait sens.

La personne en emploi n’est pas envisagée comme une exécutante de prescriptions mais comme une personne « capable », actrice du quotidien de son travail, de sa propre sécurité et de celles des autres.

Il y a deux aspects qui peuvent être pris en compte dans le pouvoir d’agir : les capacités d’agir et le pouvoir d’agir en tant que tel. Les capacités d’agir d’un individu sont ses connaissances, ses compétences, les outils à sa disposition, etc. alors que le pouvoir d’agir correspond à aux possibilités de mise en œuvre effective de ces capacités (possibilités d’utiliser ses compétences en entreprise, d’accéder aux outils nécessaires, etc.). Cette distinction est intéressante parce qu’elle montre qu’il n’est pas suffisant de développer uniquement les capacités d’un individu (le former par exemple). Il est également nécessaire de s’intéresser à l’organisation du travail qui doit proposer un environnement capable de transformer ces capacités en pouvoir d’agir (par exemple, travail qui permet de mobiliser les compétences nouvellement acquises).

Pourquoi parle-t-on du pouvoir d’agir au travail aujourd’hui ?

Aujourd’hui, le pouvoir d’agir est abordé dans le travail en raison de son effet sur la santé mentale des salarié.es et leurs engagements. De nombreuses études montrent que les conditions de travail, qui se dégradent en France depuis un trentaine d’année, vont dans le sens de la limitation du pouvoir d’agir. 1 personne en emploi sur 3 déclare un manque d’autonomie dans son travail, une faible consultation, une faible possibilité de développer ses compétences et une faible influence sur les décisions qui auront un effet sur son travail, etc. Ces conditions dégradées tendent à brider le pouvoir d’agir des individus plutôt qu’à le soutenir en réduisant les possibilités d’action des individus dans leur activité. Cela ne leur permet plus d’ajuster naturellement les tâches à leur besoin (pour préserver leur santé) et pour réaliser un travail satisfaisant et de qualité (le travail empêché est aujourd’hui discuté et un risque de stress au travail). Cette limitation a des conséquences fortes pour l’entreprise : arrêt maladie, faible attractivité, perte de performance, démotivation.

Est-il toujours bon de développer le pouvoir d’agir ?

Comme tout concept, il peut comporter des limites. La volonté de transformer le travail pour soutenir le pouvoir d’agir invite à se poser plusieurs questions. Premièrement, quels seront les bénéficiaires de la transformation - à qui vont-elles profiter réellement en matière de développement du pouvoir d’agir (quelle évaluation de l’intervention/transformation) ? Quels sont les acteurs initiateurs du changement - qui a les manettes du changement (intervenant.e extérieure, direction) ? Vouloir changer le travail à partir d’une vision hiérarchique ou RH seulement (imposer la semaine à 4 jours sans consultation) ou d’une intervention extérieure (par l’ergonome par exemple) procède d’une dépossession, même en partie, des personnes concernées par ces changements puisqu’ils n'en n'ont pas la maîtrise. Les personnes en emploi sont alors passives dans le changement, ce qui s’oppose à la conception même du pouvoir d’agir qui considère les individus comme acteurs de leur travail, de fait ce type d’approche peut diminuer le pouvoir d’agir des personnes en emploi avant même la mise en application du changement.

Alors est-il souhaitable de transformer le travail pour soutenir le pouvoir d’agir ?

Oui, cette nécessité est largement montrée par les chiffres aujourd’hui, en France, et les récits d’expériences vécues au travail. Il semble fondamental d’accorder une place centrale à la question du pouvoir d’agir au travail et dans les transformations organisationnelles. Néanmoins, il est important de penser et de proposer des méthodes d’intervention ou de conduite des transformations qui ne dépossèdent pas les personnes en emploi du pouvoir d’agir que ces transformations visent précisément à soutenir et qui produiraient, ainsi, des effets inverses à ceux recherchés. Une piste pourrait être de co-construire les changements avec ses différentes parties prenantes (décisionnaires, managers et les salarié.es a minima) au sein de collectif de travail et d’invention. Le rôle de la personne intervenante ne serait plus alors de conduire le changement ou de transformer le travail, puisque cette démarche porte le risque de brider le pouvoir d’agir des personnes concernées par ces transformations. Son rôle serait de faciliter les processus collectifs, coopératifs et créatifs pour que chaque organisation rédige et mette en œuvre des changements ancrés dans la réalité du travail, de la diversité de ses caractéristiques et de ses contraintes. C’est une démarche qui favorise l’appropriation des changements avant même leur mise en œuvre et le pouvoir d’agir dès la conception des transformations. Soutenir le pouvoir d'agir en entreprise à partir d’une approche co-construite est une condition nécessaire pour des activités durables et désirables.

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