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ChroniquesPublié le 05 mars 2024

Travail prescrit - travail réel : quelles implications pour la santé au travail ? Chronique Radio Balises Julie LASSALLE Mardi 5 mars

Chercheuse et consultante en sciences cognitives et psycho-ergonomie et fondatrice d’ECHO, j’accompagne les entreprises dans leurs besoins de transformations pour l’amélioration des conditions de travail et de transitions durables et désirables (engagement, motivation, sens au travail).

Travail prescrit, travail réel : quelles différences ?

Le travail prescrit correspond aux tâches et aux procédures telles que celles-ci devraient être réalisées du point de vue de l’organisation du travail. C’est le travail attendu et formalisé au sein de procédures, de règles, de marches à suivre par exemple pour le traitement d’un dossier, la vérification de la qualité d’un produit ou l’accueil d’un client.

Le travail réel correspond au travail effectif, c’est-à-dire tel qu’il est effectivement réalisé par les travailleurs et les travailleuses selon les conditions de travail, les contraintes du contexte ou encore l’état de la personne comme son niveau d’expérience ou de fatigue.

Il y a toujours un écart entre le travail prescrit et le travail réel, c’est écart reflète la part d’autonomie et la manière dont la personne adapte le travail à son besoin pour maintenir sa santé et son efficacité. Par exemple, c’est dans la possibilité qu’aura l’individu à modifier son discours, à s’écarter d’un script préétabli, qu’il pourra s’adapter à la demande spécifique d’un client pour mieux le satisfaire. Ou encore, c’est dans la possibilité à faire une pause quand le besoin se présente pour se ressourcer, à se repositionner sur son siège pour soulager son dos ou à marcher pour protéger son corps de gestes répétitifs que la personne en emploi pourra être maîtresse et actrice de sa santé au travail.

Quels effets d’un travail prescrit trop rigide ?

D’après le baromètre 2024 menée par Qualisocial et Ipsos , seul 1 français sur 2 se sent en bonne santé au travail et 53 % se disent désengagés. Aujourd’hui l’activité telle qu’elle est faite réellement par les personnes en emploi est insuffisamment prise en compte pour construire le travail.

Un travail prescrit rigide dégrade la santé physique et mentale en diminuant les marges de manœuvres des personnes en emploi. De nombreuses études sont menées depuis les années 1970 sur le sujet (voir Karasek) notamment celles conduites par Robert Karasek, psychosociologue qui s’intéresse aux causes organisationnelles du stress au travail et leurs effets sur la santé, ont montré que l’association entre une demande élevée du travail (charge de travail - quantité et complexité des tâches – le rythme de travail - contraintes de temps, imprévus et interruptions fréquentes - demandes contradictoires) associée à de faibles marges de manœuvre (autonomie décisionnelle pour organiser son propre travail, mobiliser et développer ses compétences) dégrade la santé physique et mentale des personnes. Il n’y a pas de travail en santé sans une autonomie suffisante, sans possibilité pour chacun et chacune de l’adapter, de pouvoir le discuter et d’avoir du pouvoir d’agir sur les situations professionnelles. Or aujourd’hui, 1 personne en emploi sur 3 déclare un manque d’autonomie et une faible influence sur les décisions qui auront un effet sur son travail (baromètre 2022 Alan et Harris interactive ).

Un travail prescrit trop rigide dégrade également la santé des entreprises. La construction des prescriptions éloignées des situations réelles et quotidiennes désengage fortement du travail.

Une procédure de sécurité par exemple, conçue sans prendre en compte l’activité telle qu’elle s’exerce, sans intégrer les personnes concernées par son application peut produire des contraintes fortes sur le travail voire empêcher la réalisation de certaines tâches, créer du non-sens et aboutir un faible taux d’acceptabilité et d’appropriation. De manière générale, penser et prescrire le travail sans impliquer l’ensemble de ses parties prenantes participe d’un déni des expertises « de terrain » et d’une réduction du pouvoir d’agir des individus sur leur propre activité de travail. Des prescriptions rigides et hors-sol peuvent conduire à un taux de turn over important, à des accidents du travail, à du mal être et in fine, à une mauvaise santé de l’entreprise et des personnes qui contribue à son activité.

En quoi est-ce un problème de pas prendre en compte l’activité réelle de travail ?

De manière générale, les entreprises qui rencontrent des problèmes de santé au travail ne prennent pas suffisamment en compte l’activité réelle de travail. Elles vont (trop) souvent avoir

recourt à des actions palliatives (par exemple, des actions tardives de formation ou d’accompagnement à la gestion du stress au travail) ou alors à des actions d’amélioration qui ne concernent pas directement l’activité de travail (c’est le fameux exemple du babyfoot en salle de pause, ce type d’action – même s’il présente certains avantages - est « à côté » du travail). L’organisation du travail n’est pas questionnée et ces actions ne permettent pas d’identifier ni les besoins ni les conditions de travail qui posent problèmes, ni la manière dont il sera possible de les améliorer.

En parallèle, il est largement répandu, plutôt que de se pencher sur l’analyse des situations réelles de travail, de faire porter la responsabilité aux travailleurs et travailleuses de leur propre santé (par exemple, apprendre à mieux gérer son stress pour éviter le burn out, comment améliorer son bien-être au travail, connaître ses biais cognitifs pour éviter de commettre des erreurs, etc.). Là encore, ces stratégies n’interrogent pas les conditions dans l’organisation du travail qui sont à l’origine du stress, des erreurs, d’une perte de performance et elles n’agissent pas sur les conditions qui dégradent le travail. Il n’est pas suffisant de se concentrer sur les comportements des travailleurs et travailleuses sans prendre en compte les dimensions qui relèvent de l’organisation, du contexte, de l’environnement et qui ont un effet sur les conditions et les possibilités réelles pour les personnes en emploi de réaliser le travail. Aujourd’hui, les entreprises qui n’ont pas entrepris et mis en place de démarche d’amélioration de la qualité de vie et des conditions de travail sont 2 fois moins performantes que celles qui sont avancées dans ce domaine (utilisation des compétences, implications des salariées dans la stratégie, prise en compte de la santé au travail).

Quelles solutions aujourd’hui ?

Les transformations qui visent le bien-être au travail et une performance durable des entreprises doivent se focaliser sur une meilleure compréhension et une meilleure intégration de l’activité réelle de travail, qui doit être le point de départ et la finalité. Il est également nécessaire de sortir d’une vision uniquement concentrée sur la prescription et la modification du comportement des individus qui sont pris dans un système plus large et de questionner le poids et les effets de l’organisation sur la possibilité de réaliser le travail. Il est aussi indispensable de construire ces transformations avec l’ensemble des parties prenantes et d’expérimenter les solutions co-construites et de les ajuster au fil du temps. C’est donc en s’éloignant d’un travail prescript rigide et en alliant activité de travail réelle, dialogue et souplesse que le travail pourra se transformer d’une manière qui préservera à la fois la santé des individus et celles des entreprises.

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