ChroniquesPublié le 29 mai 2024
Durabilité du travail : peut-on encore parler de ressources humaines ? Julie LASSALLE, chronique 28 mai
Chercheuse et consultante en sciences cognitives et psycho-ergonomie et fondatrice d’ECHO, Julie LASSALLE accompagne les entreprises dans leurs besoins de transformations pour l’amélioration des conditions de travail et des transitions durables et désirables.
https://radiobalises.com/station/travail-peinture-marine-et-meduse/
Ressources Humaines, quelle histoire?
L’être humain au travail n’a pas toujours été considéré comme une ressource, cette représentation est le résultat de nombreuses évolutions économiques, sociales et scientifiques.
Au cours du 19ème siècle, les usines se développent au cours de la révolution industrielle. Leur fonctionnement implique de recruter massivement du personnel. Les premiers services du personnel apparaissent alors dans les grandes usines avec pour missions de recruter et d’affecter les ouvriers et les ouvrières.
A l’aube du 20ème siècle, Taylor, célèbre ingénieur américain, propose d’organiser le travail pour augmenter la productivité. Il le divise en tâches ultra-spécifiques et répétitives et distingue de manière franche l’activité de conception du travail et son exécution. Ce qui est marquant dans le taylorisme, c’est que l’être humain est considéré comme ayant une tendance naturelle à éviter les responsabilités et à la paresse, contre laquelle il faut lutter par l’augmentation de la cadence. Les salarié.es doivent être dirigés, contrôlés et sanctionnés s’ils ne fournissement pas l’effort approprié pour une production rentable (McGregor, 1985, cité par [1]). Des voix critiques s’élèvent et pointent notamment du doigt les effets négatifs de cette organisation sur la santé des travailleurs et des travailleuses.
Ensuite, les grèves ouvrières des années 1970, la mondialisation du marché, la production de masse, l’arrivée de nouvelles technologies dans les années 1990, les évolutions du droit du travail et celles des sciences humaines et sociales remettent en cause le modèle tayloriste et le leadership autoritaire [2]. Le personnel n'est plus envisagé seulement comme un coût à maîtriser, il devient une source de valeur, une richesse. C’est la naissance de l’individu comme « ressource humaine ».
En quoi parler de Ressourcs Humaines est il un problème aujourd'hui ?
En 1997 déjà, l’économiste Riccardo Petrella critiquait la vision portée par la notion de « ressources humaines » : « il n’y a plus de cadres, d’employés, de travailleurs, tous nous sommes des ressources humaines à utilité temporaire et intérimaire. Devenue ressource, la personne humaine n’est plus un sujet social ayant des droits, des envies, des besoins. Elle n’est plus qu’un coût pour l’entreprise à comparer aux autres ressources de l’entreprise selon les critères d’efficacité et de performance (en termes de rentabilité et de profit) fixés et évalués par ceux qui ont le pouvoir de direction, de contrôle de l’activité de production » (cité par [1]).
Par ailleurs, Pierre Bourdieu, éminent sociologue du siècle dernier, précisait également que la parole et les mots sont des manifestations des rapports de pouvoir sociaux, économiques et politiques [3]. L’emploi du terme ressources humaines n’est donc pas neutre, il reflète la vision dominante qui considère les personnes comme un instrument au service de la production, du rendement et de compétitivité. Les mots de « ressources humaines » n’invitent pas voire empêchent même d’envisager l’humain comme un acteur de son activité et du monde dans lequel il vit. Ces mots sont « chosifiant » et réduisent l’humain à un état d’instrument en attente d’être utilisé, ils figent l’individu dans un statut de passivité, d’attentisme et de disponibilité, au même titre que les ressources naturelles. Ressources humaines et naturelles, se logeraient ainsi au sein de représentations communes où elles sont perçues comme des réserves, des potentiels et des moyens exploitables pour la production et la consommation de masse dans un objectif de rentabilité et de croissance économique.
Alors ce n'est pas une critique des responsables RH?
Non, ce n’est pas une critique de la fonction RH en tant que telle, ses responsables sont une ressource humaine et des salarié.es comme les autres, voire parfois moins bien lotis et davantage isolés au sein des entreprises en raison des pressions qu’ils peuvent subir à la fois de la part de la direction et du personnel. Sans compter qu’ils ne bénéficient pas toujours de leurs propres services. Il s’agit ici d’une invitation à s’arrêter sur les mots du quotidien de travail qui cachent des représentations des êtres humains sommaires, erronées et utilitaristes.
Cette remise en question est-elle nécessaire pour construire un travail durable ?
Aujourd’hui, les chiffres sur la santé au travail et la santé des écosystèmes sont alarmants et posent très clairement la question de la durabilité de nos modèles. Il est indispensable de repenser les organisations du travail et de questionner les représentations de l’humain et de la nature qui en sont au cœur, d’autant plus que celles-ci évoluent lentement [1]. Il y a donc une urgence à les replacer au centre du dialogue social, à discuter de la notion de ressources humaines. (re)Concevoir le travail ne peut se faire sans remettre en question les notions qui le définissent et qui tombent parfois dans le champ des impensés. Un enjeu fort aujourd’hui consiste donc à questionner et à débattre au sein des entreprises, et en-dehors de ses murs, de cette notion de ressources humaines, du paradigme duquel elle relève et qui s’oppose, tel qu’il est défini actuellement, à un travail soutenable. Être conscient du vocabulaire et des mots que nous utilisons pour parler du travail et pour le construire, pour comprendre leurs effets sur le monde et ; délibérer sur leur évolution apparaissent comme des étapes incontournables pour créer de manière démocratique un nouveau dictionnaire de pensées et d’actions dans une visée de transformation vers monde vivable et désirable.
[1] Tremblay, D. G., & Rolland, D. (2019). Gestion des ressources humaines, 3e édition : Typologies et comparaisons internationales. PUQ.
[2] Pinaud, H. (2008). La gestion des ressources humaines en France : Histoire critique. L’Harmattan
[3] Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques. Fayard.
c